PUBLIÉ LE 24 avril 2024

Depuis plus de 10 ans, le monde des affaires tente d’imposer la création de l’avocat∙e salarié∙e en entreprise ou le legal privilege pour les juristes d’entreprise, dont les correspondances, avis et consultations juridiques au bénéfice de son employeur seraient couverts par une confidentialité rejoignant le secret professionnel de l’avocat∙e.

Le 16 novembre 2023, le Conseil constitutionnel écartait une énième tentative d’un sénateur d’introduire cette possibilité via un cavalier législatif inséré dans la loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027.

Le texte censuré a été re-déposé dès le lendemain par le biais d’une proposition de loi tendant à Garantir la confidentialité des consultations juridiques des juristes d’entreprises. Le texte légèrement amendé vient d’être adopté par le Sénat le 14 février.

Avec ou sans amendement, ce texte est dangereux et doit être rejeté.

 

Compétitivité et attractivité oblige ?

L’introduction d’un legal privilege à la française serait seul à même d’assurer l’attractivité d’entreprises étrangères sur notre sol et la compétitivité de nos entreprises dans le monde. Pour ses promoteurs « de nombreuses directions juridiques choisiraient de s’établir dans des pays qui bénéficient de cette protection » et « d’autres sociétés qui restent en France feraient le choix de ne pas recruter de juristes d’entreprises français et se tournent vers des lawyers anglo-saxons » … au détriment des avocats français.

 

Ces affirmations qui ne reposent sur aucun élément statistique fiable sont un leurre.

Non seulement cette dangereuse réforme n’a pas d’utilité dès lors que l’attractivité de la France n’apparait nullement menacée et qu’elle se classe au contraire et pour 4ème année consécutive au premier rang des pays les plus attractifs d’Europe en nombre de projets d’investissements étrangers (Baromètre EY de l’attractivité de la France 2023, Episode 1 : https ://www.ey.com/fr_fr/attractiveness/barometre-de-l-attractivite-de-la-france rapport du conseil d’analyse économique de 2016 sur l’attractivité de la France pour les centres de décision ; https ://www.cae-eco.fr/L-attractivite-de-la-France-pour-les-centres-de-decision-des-entreprises), mais en  outre, l’instauration du legal privilege à la française ne serait pas le bon remède à un mal imaginaire puisqu’il ne serait pas opposable dans les enquêtes menées par des autorités de l’Union Européenne qui se refusent à reconnaitre une confidentialité aux documents émanant de juristes ou d’avocat∙es internes aux entreprises, ni aux autorités américaines qui ne la reconnaissent pas davantage.

Force est d’ailleurs de constater qu’aucune des études consacrées aux pistes de réflexion pour permettre de développer davantage encore l’attractivité de la France et l’implantation sur notre territoires des « centres de décision » n’identifie l’absence de confidentialité des avis des juristes d’entreprise comme une entrave à lever (baromètre EY 2023 précité, rapport de 2007 du Sénat sur ce même sujet : https ://www.senat.fr/rap/r06-347-1/r06-347-12.html qui formule 29 propositions).

 

Une entrave à l’action de la justice 

En revanche, l’introduction d’un legal privilege à la française offrira aux entreprises un argument légal pour refuser que soient produits en procédure civile, commerciale ou administrative, les documents qui pourraient leur nuire en invoquant leur confidentialité et ce,  au mépris du droit à la preuve consacré par l’article 6 de la CEDH récemment rappelé par l’assemblée plénière de la Cour de cassation[1]. Si le droit pénal et le droit fiscal sont en l’état exclus du champ d’application du texte, ce super-privilège des entreprises risque d’avoir de graves conséquences, privant un peu plus les justiciables d’un accès à la preuve.

Ainsi en droit du travail, des salarié∙es pourraient être privé∙es de la possibilité de prouver une fraude en matière de licenciement économique ou une faute inexcusable en matière d’accident ou de maladie professionnelle, ou encore en droit de la consommation, des victimes de produits défectueux se verraient  interdites d’établir la connaissance par le fabricant du danger de leur produits ou enfin en droit de l’environnement, des associations et syndicats ne pourraient faire la preuve d’un désastre écologique .

Serait-il plus grave de frauder le fisc que de bafouer le droit des travailleur∙ses ou le droit des générations futures et des autres peuples à revendiquer la satisfaction de leurs propres besoins ?

La loi ne devrait pas avoir pour but de créer des justiciables plus privilégiés que d’autres dans un Etat de droit.

Le legal privilege sera également une occasion supplémentaire de criminaliser des lanceur∙ses d’alerte qui porteraient atteinte à ce nouveau secret interne.

Comment peut-on accepter qu’une entreprise puisse se contenter de faire apposer par son juriste une simple mention « Confidentiel-Consultation juridique-juriste d’entreprise » pour rendre un document insaisissable et entraver la recherche de vérité des juges ?

 

La profession d’avocat∙es n’en veut pas 

Le 3 juillet 2023, l’assemblée générale du Conseil national des barreaux avait exprimé son opposition « à la reconnaissance d’un legal privilege couvrant les avis, consultations et correspondances émis par les juristes d’entreprise, considérant qu’elle aboutirait à la reconnaissance d’une nouvelle profession réglementée et à l’affaiblissement du secret professionnel de l’avocat au préjudice des entreprises et des particuliers ».

 Elle a fermement réitéré sa position à propos de la nouvelle proposition de loi le 2 février 2024.

 

L’indépendance : corollaire de la confidentialité

Pour les avocat∙es indépendant∙es, le secret professionnel n’est pas un droit, mais un impératif général, seul- à même d’assurer la protection de la vie privée de tout un chacun, alors que les juristes en entreprise le revendiquent comme un droit au profit de leur entreprise.

C’est là d’ailleurs toute la différence entre le secret professionnel de l’avocat et la confidentialité que l’on veut donner aux juristes d’entreprise. L’avocat∙e, indépendant∙e et seul∙e responsable de ses avis a l’obligation de conseiller ses client∙es hors de tout conflit d’intérêts.

La confidentialité des consultations juridiques d’entreprise renforcerait le secret des affaires et l’opacité en résultant, tout en instaurant une rupture d’égalité entre les justiciables selon qu’ils sont ou non au sein d’une entreprise dotée d’un juriste.

Nul doute que les juristes en entreprise dotés du legal privilege et formés en déontologie, et encore plus s’ils sont formés par les écoles de formation à la profession d’avocat (amendement introduit devant le Sénat, sans vérification de sa faisabilité) voudront tôt ou tard se voir reconnaître le titre d’avocat, à la manière des « in-house counsels » des compagnies nord-américaines, pouvant quant à eux, revendiquer leur appartenance au barreau.

Or, même formés à la déontologie, ces juristes restent subordonnés à leurs employeurs eux-mêmes dispensés de toute déontologie. (https ://lesaf.org/legal-privilege-une-confidentialite-dangereuse/)

C’est précisément ce que rappelle la Cour de justice de l’Union européenne depuis l’arrêt Akzo Nobel du 14 septembre 2010 : « l’avocat interne, en dépit du fait qu’il soit inscrit au barreau et soumis aux règles professionnelles, ne jouit pas à l’égard de son employeur du même degré d’indépendance qu’un avocat exerçant ses activités dans un cabinet externe« .

Les contestations de confidentialité devant le juge de la liberté et de la détention (qui n’a pas besoin de ce nouveau contentieux pour être submergé) seront sources d’insécurité juridique pour toutes les parties.

Ne nous y trompons pas, si elle venait à être adoptée, cette proposition de loi engendrerait de graves atteintes aux droits des justiciables, comme à la garantie du bon fonctionnement de la justice, et saperait un pilier de l’État de droit.

Aucun amendement ne pourrait atténuer ce risque. Le « legal privilege  », même « à la française » n’est pas compatible avec l’intérêt général.

 

Pour toutes ces raisons, nous vous demandons de rejeter ce texte.

 

Signataires

Franzeska BINDE, membre de l’action non-violente COP21

Sophie BINET, Secrétaire Générale de la CGT

Edgar BLAUSTEIN, Trésorier du Global Chance

Denis BRETEAU, Coprésident de la Maison des Lanceurs d’Alerte

Sandra COSSART, Directrice de SHERPA

Rémi DONAINT, Porte-parole d’Alternatiba

Christian KHALIFA, Président de l’ INDECOSA-CGT

Judith KRIVINE, Présidente du Syndicat des Avocats de France

Elie LAMBERT, Secrétaire National de Solidaires

Dominique PRADALIER, Présidente de la Fédération internationale des Journalistes

Kim REUFLET, Présidente du Syndicat de la Magistrature

Benoît TESTE, Secrétaire Général de la FSU

 

[1] Cass. AP – 22 déc. 2023, n°20-20.648 et 21-11.330

Partager